Le réfugié syrien et la lepénisation des esprits (#PascalCherki)

Il n y a pas de mots assez forts pour décrire mon malaise et ma honte à voir comment nous traitons ceux que la violence et la misère ont poussés à venir nous demander assistance, au mépris de leur vie.

Impatient, frustré, j’enrage de ne rien pouvoir faire. Nos gouvernements ont commencé à essayer de répondre dans un cadre organisé et financé, et je m’en réjouis.

Et puisque nos gouvernements ne bougeront vraiment que sous la pression des électeurs, tentons de mettre de la rationalité, de l’humanisme et du bon sens dans ce débat.

Je vous recommande la tribune de Pascal Cherki, dont le texte figure ci-dessous et que vous pourrez retrouver son son blog.

Je suis heureux de voir que certains hommes politiques maintiennent le débat au niveau que les citoyens méritent.

 Rien ne naît du rejet ou de l’invective.

 

Tribune de Pascal Cherki publiée sur le HuffingtonPost le 21 septembre 2015

Le Président de la République l’a annoncé, la France accueillera donc 24.000 étrangers supplémentaires d’ici deux ans en sus des 200.000 titres de séjour délivrés chaque année dans notre pays. Ces étrangers accueillis en plus seront des réfugiés fuyant les principales zones de combat au Moyen Orient et en Afrique. Ainsi, la France fait sienne la proposition de la Commission Européenne d’accueillir 120.000 réfugiés sur le territoire de l’Union et prend sa part de l’effort selon les clés de répartition fixées par la Commission elle-même et qui combinent la prise en compte du PIB et la taille des pays d’accueil. Sur ces mêmes critères, dans le cadre du plan européen, l’Allemagne accueillera un peu plus de 30.000 réfugiés.

Cette décision française a été saluée par beaucoup, et à juste titre, au moment où certains pays de l’Union affichaient un refus clair et net de toute forme d’accueil pérenne de réfugiés contribuant ainsi à paralyser momentanément, sur ce point, la possibilité de voir émerger une réponse coordonnée de l’Europe dont pourtant tous s’accordent à reconnaître par ailleurs l’impérieuse nécessité. Craignant en fait que l’afflux des réfugiés ne dépasse largement les 120.000 personnes, l’Union Européenne, et la France donc, ont également décidé d’augmenter les contrôles et la lutte contre les filières de passeurs en Méditerranée, de s’orienter vers la création de « hubs » d’accueil et de filtrage des migrants aux portes de l’Union et de financer le fonctionnement des camps de réfugiés en Turquie, au Liban et en Jordanie qui accueillent près de 4 millions de réfugiés syriens.

Enfin, la question du règlement du conflit syrien apparaît comme une nécessité à moyen terme pour tarir le flux de réfugiés et passe désormais par l’obligation de briser l’Etat Islamique même si nous divergeons encore sur les moyens pour y parvenir tant sur la question de l’ampleur de l’intervention militaire à opérer que sur l’organisation politique d’une Syrie à reconstruire après la victoire contre Daech.

Cette situation mériterait de plus amples questionnements et développements auxquels je ne me livrerai pas ici car mon propos est autre. Il est de s’interroger, à l’occasion de cette crise, sur le rapport que la France entretient avec l’Islam, les étrangers et les Français dont les parents furent étrangers. Sur ce rapport imaginaire, voire fantasmagorique qu’un certain discours, qui tend à imposer sa vision hégémonique dans l’ordre du débat public, relève en fait du désarroi de nos élites et de leur dérive réactionnaire choisie ou subie. Dit autrement, ce moment agit plus comme un révélateur sur la crise d’identité que traverse notre pays que sur les tensions, les ruptures et les recompositions en cours dans le Maghreb, le Proche et le Moyen-Orient.

Tout discours recèle une part nécessaire et inévitable d’idéologie, le mien comme celui des autres. Je ne prétends pas détenir la vérité. En revanche, j’essaie d’étayer mon propos sur des faits, des chiffres et des ordres de grandeur. On pourra douter de la pertinence du choix, de la pertinence de la combinaison, mais, on ne pourra douter de la réalité de ceux-ci. Assoir un discours politique sur une base préhensible est ce qui sépare immédiatement l’idéologie du dogme, du fantasme, du préjugé. C’est ce que je vais m’efforcer de faire maintenant.

La France a donc décidé d’accueillir 24.000 réfugiés supplémentaires en deux ans. Cette décision constitue-t-elle un effort d’une ampleur exceptionnelle au regard de la situation et des potentialités de notre pays? En d’autres termes la France a-t-elle atteint un plafond du nombre d’étrangers présents sur son territoire où toute amplification de l’effort d’accueil risquerait de mettre en péril l’équilibre de notre société ? Pour répondre par l’affirmative, certains n’hésitent pas à mettre en avant le taux de chômage, les concentrations excessives de population précarisées sur certaines parties de notre territoire, quand ce ne sont pas purement et simplement les difficultés d’assimilation de ces immigrés en provenance du Maghreb et d’Afrique subsaharienne au regard des anciennes vagues migratoires composées de Polonais, Italiens, Espagnols et Portugais.

L’antienne selon laquelle « c’était plus facile avant » ou « maintenant c’est différent » est un grand classique des sociétés en crise, où le chômage et les inégalités ont explosé et où, paradoxalement, l’assimilation a progressé mettant sur un pied d’égalité symbolique des populations que l’on acceptait avant d’autant plus de facilité que cela nous confortait dans notre propre idée de supériorité, en corollaire d’une générosité publiquement affichée. Elle aussi alimentée par les effets sociaux concrets de la crise avec l’émergence d’un vaste mouvement réel ou ressenti comme tel de désaffiliation sociale progressive des classes populaires et des segments de la classe moyenne les plus proches de celles-ci.

Nos si fameux « modes de vie traditionnels » sont pourtant bien plus mis à mal par les effets combinés de la globalisation et de la financiarisation du capitalisme que par la multiplication anecdotique des boucheries halal ou la présence plus nombreuse de femmes voilées dans l’espace public.

Contrairement à une idée reçue, le pourcentage d’étrangers dans la société française est resté relativement stable depuis les années 30. Cela montre que notre pays n’a pas subi de grandes vagues migratoires et aussi que la machine à intégrer fonctionne bien dans notre société en ce qu’elle fabrique continuellement et régulièrement des Français. Ceci est dû à une législation relativement équilibrée entre des modes de transmission et d’acquisition de la nationalité française fondés conjointement sur le jus sanguinis et le jus soli. Ceci est dû également à la volonté jusque-là assumée par tous d’élargir, sous conditions, notre communauté nationale définie davantage par une adhésion à un contrat politique collectif que par un principe généalogique ou une logique d’assignation. Ceci est dû enfin à la volonté des étrangers de devenir français puisque chaque année désormais, autour de 100.000 étrangers acquièrent la nationalité française par naturalisation. Selon les chiffres issus du rapport transmis chaque année au Parlement par le Ministère de l’Intérieur en application de l’article L. 111-10 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), il ressort que la France compte sur son territoire 3,9 millions d’étrangers. Sur ces 3,9 millions d’étrangers, 3,3 sont nés hors de France soit 84,6% du total, et 0,6 million sont nés en France. A peine 15% des étrangers présents sur le territoire français sont nés en France, cela éclaire mon propos précédent sur la bonne marche de la machine à assimiler dont la première étape est la fabrication de nationaux à partir d’étrangers. Ce chiffre ne concerne que les étrangers en situation régulière auxquels il faudra donc ajouter les immigrés clandestins ou sans papiers dont il est raisonnable de penser que le nombre n’excède pas plusieurs dizaines ou centaines de milliers.

Rapporté à une population totale de 64,9 millions d’habitants, le nombre d’étrangers en France est inférieur à 5% de la population totale. 5%, cela signifie en retour que 95% de la population vivant en France est française. On est donc bien loin de la grande « invasion » étrangère proclamée par l’extrême-droite et une partie de la droite française. Cette population étrangère est donc peu nombreuse au regard de la population totale de notre pays. La comparaison avec d’autres pays occidentaux le souligne encore plus. Les Etats-Unis comptent 20 millions d’étrangers sur leur territoire soit 7,2% de la population totale du pays, le Royaume-Uni 4,8 millions soit 7,4%, et l’Allemagne 6,9 millions soit 8,5%. Seul bémol en qui concerne la France, la population étrangère y est mal répartie sur le territoire puisque l’Ile-de-France qui regroupe un peu moins de 20% de la population française accueille près de 45% du nombre total d’étrangers présents dans notre pays. Si le pourcentage d’étrangers est plus faible en France au regard d’autres pays occidentaux, ce n’est pas seulement le résultat de notre belle machine à intégrer mais aussi le produit d’une politique de restriction des entrées d’étrangers sur le territoire national conduite depuis des décennies dans notre pays, quelle que soit la couleur politique des gouvernements. La France est un des pays de l’OCDE où les flux migratoires sont les moins importants. C’est aussi une réalité que nous devons regarder en face alors que nous ne cessons de nous proclamer patrie des droits de l’homme et terre d’accueil des opprimés du monde entier, alors que nous sommes ou avons été présents sur les cinq continents par nos DOM, nos TOM et nos anciennes colonies, alors que nous prétendons jouer un rôle mondial que nous confère encore notre poids économique, notre langue parlée par près de 250 millions de personnes dans le monde entier, et notre siège de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Chaque année, la France délivre en moyenne 200.000 premiers titres de séjour. Près de la moitié de ces titres de séjour concerne l’immigration familiale qui, avec plus de 90.000 titres de séjours délivrés, est la première cause de l’immigration en France. C’est surtout cette immigration qui est dans le collimateur de la droite et de l’extrême-droite. La droite, parce qu’il faut bien donner un os à ronger à son électorat de plus en plus séduit par les thèses du FN. L’extrême-droite, dont l’islamophobie est devenue un fonds de commerce que structure un discours paranoïaque sur un hypothétique « grand remplacement ». Sur ces 93.000 titres délivrés, plus de la moitié, 48.267, concerne des regroupements de famille ou de membres de famille de Français tels que visés aux articles L 311-6, L 313-14, L 314-9-3 et L 314-11-2 du CESEDA à savoir les conjoints de Français, les parents d’enfants français, les enfants étrangers d’un ressortissant français. Cette immigration est intouchable au risque sinon de considérer que les Français ne peuvent se marier qu’avec des Français et n’avoir que des enfants ou des parents français. Affirmer cela nous replongerait dans les périodes les plus sombres de notre histoire nationale moderne, celle qui a brièvement existé entre 1940 et 1945 sous la férule de l’Etat français de Pétain.

Reste donc le regroupement familial stricto sensu, celui qui concerne la famille étrangère d’un ressortissant étranger. Il serait pour le moins curieux pour certains d’avoir battu le pavé au nom de la défense de la famille contre le mariage pour tous et de refuser le bénéfice de ce principe à une partie de la population au simple fait qu’elle ne serait pas uniquement composée de Français. Il convient, également, de constater que ce regroupement familial n’a concerné que 16.280 personnes en France en 2013, soit 0,025% de la population française. Le moins que l’on puisse dire c’est que certains dirigeants de la droite poussent loin le souci du détail. Plus sérieusement, ils se permettent d’afficher cette position au mépris de tout l’ordre juridique international et interne auquel la France a adhéré.

Savent-ils que l’Acte Final de la Convention de Genève sur les réfugiés recommande aux Etats signataires « d’assurer le maintien de l’unité de la famille du réfugié au cas où le chef de famille a réuni les conditions voulues pour son admission »? Ont-ils entendu parler de la Convention internationale des droits de l’enfant? Savent-ils que la Convention européenne des droits de l’homme dispose en son article 8 que « toute personne a le droit au respect de sa vie privée et familiale et de sa correspondance », et ont-ils connaissance de l’abondante jurisprudence qui en est issue? Savent-ils enfin que le Conseil d’Etat, dans son célèbre arrêt Gisti rendu en 1978 a élevé au rang de principe général du droit le droit de mener une vie familiale normale, suivi le 13 août 1993 par le Conseil Constitutionnel qui fît de ce même droit un principe à valeur constitutionnelle qui, selon les termes de la décision rendue, « comporte en particulier la faculté de faire venir auprès d’eux leurs conjoints et leurs enfants mineurs »? Quand la droite parle de durcir les conditions du regroupement familial, de quelles conditions parle-t-elle au risque de remettre en cause l’effectivité de ce droit et d’encourir la censure des juridictions nationales et européennes?

Le champ d’application concret du regroupement familial a été substantiellement restreint ces dernières années. Le demandeur au regroupement doit être en possession d’un titre de séjour d’une durée d’au moins un an excluant de ce fait les détenteurs d’une autorisation provisoire de séjour ou les étrangers en situation irrégulière. Il doit pouvoir justifier d’au moins 18 mois de présence régulière sur le territoire français. Il doit se conformer « aux principes essentiels qui régissent la vie familiale en France » (article L 411-5-3 du Ceseda). Il doit posséder un logement considéré comme normal pour une famille comparable vivant dans la même région géographique. Il doit posséder des ressources stables et suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille dont les prestations familiales ou les APL sont exclues du calcul.

Enfin, en cas de polygamie, seule une des conjointes et ses seuls enfants peuvent être admis au regroupement familial. Le conjoint souhaitant venir en France au titre du regroupement familial doit être âgé d’au moins 18 ans et être l’époux ou l’épouse légitime, ce qui exclut les concubins ou les pacsés. Les enfants doivent être mineurs au moment du dépôt de la demande et disposer d’une filiation légalement établie. Sauf cas exceptionnels le regroupement familial doit se faire en une fois ce qui exclut les regroupements partiels. Les conjoints ou enfants appelés à pénétrer en France ne doivent pas y résider tant que le regroupement n’est pas accordé, ils doivent ne pas représenter une menace pour l’ordre public, ils sont soumis à un contrôle médical attestant qu’ils satisfont aux conditions sanitaires générales d’admission en France et ils doivent, s’ils sont âgés de 16 à 65 ans, satisfaire à un test d’évaluation de leurs connaissances de la langue française et des valeurs de la République avant leur départ de l’étranger. Enfin, pour clore ce chapitre anecdotique au regard du nombre de personnes concernées mais tellement révélateur de l’ampleur de la névrose obsessionnelle qui frappe les principaux responsables de la droite française, il convient de ne pas oublier que près de deux millions de nos compatriotes sont établis à l’étranger, dont 1,6 millions inscrits au registre mondial des Français établis hors de France. Que leur présence contribue fortement au rayonnement de notre pays à l’étranger. Que ceux-ci s’installent d’autant plus volontiers à l’étranger qu’ils peuvent y travailler et aussi y faire venir leur famille. A ce jour, aucun pays étranger ne met d’obstacle au regroupement familial de ces Français, hormis dans certains pays concernant le cas des mariages d’homosexuels. Qu’adviendrait-il si, excédés par notre comportement à l’égard de leurs compatriotes installés en France, ces pays se mettaient à rendre en retour très problématique le regroupement familial des Français établis à l’étranger, dont près du quart se trouvent sur le continent africain?

La deuxième raison de l’immigration régulière en France est celle des étudiants étrangers puisque 60.000 titres de séjour leur ont été délivrés en 2013. C’est la moindre des choses pour notre pays qui accueille le siège de l’Organisation Internationale de la Francophonie qui comporte près de 250 millions de locuteurs dans le monde. C’est son intérêt de susciter un lien affectif avec des hommes ou des femmes qui exerceront dans quelques années des fonctions dirigeantes dans l’économie, l’administration, la culture ou la vie politique de leur pays. Cela ne constitue qu’une charge temporaire pour notre pays puisqu’il est attesté que l’écrasante majorité des étudiants retournent dans leur pays d’origine une fois leurs études accomplies. A tel point que la loi sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers adoptée en première lecture à l’Assemblée Nationale a prévu d’assouplir les conditions de passage du statut d’étudiant à celui de salarié pour les titulaires d’un master aux fins de conserver en France une partie de ces futurs cerveaux étrangers.

Reste l’émigration professionnelle qui est résiduelle car elle ne concerne que 8% du nombre total de titres de séjour délivrés en 2013 confirmant en cela la fermeture des frontières de l’immigration économique dans notre pays depuis la fin des années 70.

Et je ne parle là que des flux d’entrées annuelles sur notre territoire national. Pour avoir une vision du solde net, il faudrait y retrancher les départs volontaires et les décès d’étrangers qui contribuent à minorer ce nombre total. Enfin, et pour être tout à fait exhaustif, il convient de tordre le cou à une idée reçue selon laquelle une fois entrés de manière irrégulière, les étrangers seraient sûrs de pouvoir demeurer sur le territoire national. Les assouplissements des conditions de régularisation des étrangers sans papiers heureusement décrétés par la gauche au pouvoir depuis 2012 n’ont pas empêché une augmentation en 2013 de 13% du nombre de reconduites à la frontière, hors Union Européenne.

En décidant d’accueillir 24.000 réfugiés supplémentaires sur deux ans, la France augmentera son nombre total d’étrangers accueillis annuellement de 6% pendant cette période. Il n’y a vraiment pas de quoi pousser des cris d’orfraie. Et ce d’autant plus, que là encore, la comparaison avec d’autres pays apporte quelques éclairages intéressants. Prenons juste le cas des réfugiés syriens. A titre de prolégomènes, il n’est pas inutile de rappeler que la France fut puissance mandataire après la première guerre mondiale au Liban et en Syrie, c’est-à-dire son « tuteur » colonial, et que cela crée des liens dont il n’est pas possible de faire aujourd’hui comme s’ils n’avaient pas existés. Il convient également de ne pas omettre que l’ensemble de la classe politique française a un avis très précis sur ce qu’il conviendrait de faire émerger comme régime politique en Syrie, allant même jusqu’à appeler ouvertement au départ de l’actuel chef de l’Etat syrien, Bachar El Assad. Qu’ainsi ce droit que nous nous octroyons pour des raisons valables au demeurant nous exonérerait en retour de toute responsabilité sur le sort des populations victimes de ce conflit dont nous sommes devenus désormais une des parties prenantes par notre intervention militaire. Quelles justifications pourrions-nous avancer sans nous ridiculiser complètement et faire preuve du plus éclatant cynisme? Notre rang? Mais ne sommes-nous pas un des cinq membres permanent du Conseil de sécurité de l’ONU? Notre situation économique fragile résultant d’un PIB de 2 000 milliards de dollars? Mais que dire alors à la Turquie qui, avec ses 800 milliards de dollars de PIB, accueille sur son territoire 2 millions de réfugiés syriens? Mais que dire encore à la Jordanie qui, avec ses 92 300 km2, ses 8 millions d’habitants et ses 80 milliards de dollars de PIB, accueille 800 000 réfugiés syriens? Que dire enfin et surtout au Liban, notre cher Liban dont la stabilité nous préoccupe tant, qui sur ses 10.452 km2, sa population de 5,8 millions d’habitants et ses 80 milliards de PIB accueille 1,1 million de réfugiés syriens? Que la France ne peut pas faire plus ? Pour toutes ces raisons, que je viens de développer, je considère donc que le chiffre annoncé de 24.000 réfugiés ne saurait être considéré que comme un minimum et que, d’ores et déjà, la France doit se préparer à accueillir davantage de réfugiés. Cela donnera encore davantage de force à tous ceux qui souhaitent, fort justement, que la France rappelle plus nettement à ses alliés arabes les plus riches tels que l’Arabie saoudite, le Qatar ou les Emirats Arabes Unis que la solidarité arabe ne saurait se limiter à des motions votées dans les enceintes diplomatiques internationales et qu’il leur appartient à eux aussi de prendre leur juste part de l’effort en direction des populations civiles victimes des conflits en Lybie, Irak et Syrie. Enfin, certains objectent qu’accueillir plus de réfugiés fera monter l’extrême-droite, que déjà dans nos permanences nous sommes interpellés par des personnes s’étonnant que l’on puisse si facilement trouver des milliers de places d’accueil quand eux-mêmes attendent désespérément depuis des années un logement ou un travail ou les deux. Ce n’est pas faux mais cela justifie-t-il de faire des victimes des coupables? En quoi le réfugié syrien, irakien ou libyen qui risque sa vie en restant chez lui ou en tentant de traverser la Méditerranée dans un cercueil flottant est-il responsable de la montée des inégalités en France?

La deuxième raison avancée ou sous-tendue par les opposants à l’accueil substantiel des réfugiés des conflits du Moyen-Orient en France tiendrait à la difficulté d’intégrer ou d’assimiler les populations musulmanes dans notre pays. Le versant le plus respectable de cette théorie part du principe que la précarisation d’une grande partie de ces populations déjà présentes sur le territoire national rend la situation déjà suffisamment compliquée pour ne pas rajouter une contrainte supplémentaire. L’autre versant de ce discours de fermeture est celui du risque de faire croitre encore en nombre une population déjà tentée par le basculement vers l’islamisme, voire le terrorisme. Rien n’est plus faux que d’affirmer cela.

Tous nos responsables politiques républicains se relaient à longueur d’ondes pour affirmer que l’écrasante majorité des musulmans sont paisibles et adhèrent aux valeurs de la République. Ils ont raison de l’affirmer. Mais, dans le même temps, tout en dénonçant le refus de la communautarisation, ils ne cessent d’exhorter les musulmans de France à dénoncer la radicalisation terroriste islamique en tant que musulmans de France. En agissant ainsi, ils fabriquent une communauté imaginaire tout en dénonçant dans le même temps l’existence de communautés dans notre République. Cette injonction paradoxale ne s’applique bien évidemment qu’aux musulmans de France. A-t-on déjà vu un responsable politique républicain faire publiquement injonctions aux juifs de France de se désolidariser de la politique Israélienne parce qu’ils sont juifs, ou de demander aux Français originaires de la Bretagne de dénoncer, comme bretons, les actes de vandalisme commis par les « bonnets rouges »? Ce seul exemple montre l’immense confusion qui s’est emparée depuis quelques années de nos responsables politiques sur cette question.

Le fantasme entretenu sur la prétendue dérive des musulmans de France vers l’affirmation identitaire, voire vers la radicalisation islamique et le terrorisme, est un discours purement idéologique qui ne résiste pas à l’examen des faits. Olivier Roy, un des meilleurs connaisseurs de la réalité du monde musulman en France et dans le monde, a raison d’affirmer que la communauté musulmane n’existe pas en France en tant que communauté et que l’écrasante majorité des musulmans de France sont complétement intégrés dans notre société.

Les indices sont nombreux qui attestent de la volonté d’intégration républicaine des musulmans de France et de leur parfaite adhésion aux valeurs de notre pays.

Les manifestations appelées par les groupuscules islamistes en France n’ont jamais fait recette.

Il n’existe pas de parti politique musulman de masse en France sauf dans l’imagination littéraire de Michel Houellebecq.

Les trop rares élus musulmans de France le sont dans des formations politiques républicaines et se font les porte-paroles comme leurs autres collègues élus des valeurs républicaines selon la sensibilité politique à laquelle ils se rattachent.

Aucun homme politique français ne prétend que les juifs de France ne sont pas parfaitement intégrés et ne sauraient être distingués des autres membres de la communauté nationale. Et pourtant, sur 90.000 jeunes juifs français scolarisés, 30.000 le sont dans une des 250 à 300 écoles privées confessionnelles juives présentes dans notre pays. Dans le même temps il existe à peine une trentaine d’établissements scolaires privés musulmans dans notre pays qui scolarisent quelques milliers d’élèves. Alors que notre pays compte près de 5 millions de musulmans contre un peu plus de 500.000 juifs. Ce qui signifie que les enfants musulmans de France dont les parents souhaitent qu’ils reçoivent une éducation différente de celle dispensée dans le service public le font pour des motivations de réussite sociale en les scolarisant dans des écoles privées catholiques et non pour satisfaire leur volonté d’affirmation identitaire confessionnelle.

Un autre indice majeur de l’intégration profonde et continue des populations étrangères, principalement musulmanes, dans notre pays doit être recherché dans le taux de mariages mixtes, c’est-à-dire, des mariages entre un(e) étranger et un Français(e). C’est un des taux, si ce n’est le taux le plus important du monde occidental et il avoisinerait selon les enquêtes approfondies 30, voire 40 ou 50% selon les estimations. A titre de comparaison, aux Etats-Unis, pays dont la définition de l’idée de nation se rapproche la plus de la nôtre, le taux de mariage entre blancs et noirs représente moins de 1% du nombre total des mariages. Ceci vient contredire l’idée d’un quelconque repli communautaire et identitaire massif dans notre pays. Enfin, la moitié des enfants d’immigrés sont issus d’un couple mixte.

On a beaucoup disserté sur les attentats commis en France en janvier dernier. Leurs caractères sanglant et spectaculaire n’y sont pas étrangers et c’est compréhensible. De même que l’on discute beaucoup de ces centaines de jeunes partis en Syrie rejoindre les rangs des combattants de Daech. En revanche, on parle moins souvent des jeunes musulmans français de la seconde génération engagés dans les rangs de nos forces armées à hauteur de 10 à 20% du nombre total de ces militaires qui sécurisent nos lieux publics et combattent ou ont combattu en Afghanistan, Libye, Syrie, Mali. De même que si l’on n’hésite pas à relever l’éventuelle « origine » de l’auteur d’un acte de délinquance à raison de son patronyme, on omet de rappeler que son « jumeau », fonctionnaire des forces de police, a parfois contribué à son interpellation.

Enfin à l’occasion de quelque incident dans un établissement scolaire, de banlieue de préférence, ou à l’occasion d’une des poussées de violence qui émaillent de manière récurrente quelques-unes de nos cités, l’on voit resurgir les habituels discours sur les « zones de non droit », « les échecs de l’intégration » et les nécessaires appels à transmettre et respecter les « valeurs de la République ». Cela n’est pas faux mais cela ne doit pas faire oublier la volonté de la majorité des classes populaires musulmanes de prendre et de faire prendre à leurs enfants l’ascenseur social, d’autant plus qu’ils se trouvent souvent au sous-sol de celui-ci. De même que l’on n’insiste pas assez sur l’émergence d’une classe moyenne musulmane dont l’évidence se manifeste à la consultation des noms des médecins, des enseignants, des commerçants, des chefs d’entreprise et des cadres dans notre société du 21e siècle.

Il n’y a donc pas de problème d’intégration en soi dans notre pays. Il y a un problème d’inégalités et d’exclusions qui frappe une partie de la population et surtout de sa jeunesse. Et, quand ces inégalités et ces exclusions se doublent d’un discours stigmatisant résultant en grande partie d’une incapacité à tenir les promesses d’égalité et d’émancipation de notre République, alors il n’est pas étonnant en retour cela conduise une partie ces populations à se replier sur elles-mêmes et à rechercher le réconfort dans une identité imaginaire. Ce repli est d’autant plus spectaculaire qu’il prend des formes de visibilité différentes de celles traditionnellement en cours dans la majorité de la population. Mais ceci ne constitue pas une nouveauté, nous avons connu, lors des siècles précédents, les apaches et les loubards.

La situation des musulmans de France offre un grand nombre de points de comparaison avec celle des noirs aux Etats-Unis. Une volonté d’égalité et d’intégration qui se sont traduites tant par des mouvements collectifs revendicatifs pour l’égalité des droits que par un processus d’émergence d’une classe moyenne, processus plus ou moins encouragé selon les périodes par les politiques publiques mis en œuvre. D’un autre côté, la montée des inégalités et l’extrême polarisation des richesses à l’œuvre depuis les années 80 a produit la constitution de ghettos sociaux et mentaux qui précipitent dans un repli sur elle-même, dans la radicalisation et dans la violence une partie des populations qui y sont confrontées. De même aux Etats-Unis il y a des Barack Obama, Condoleeza Rice, Colin Powell, Denzel Washington, Will Smith, Oprah Winfrey, des politiciens, des avocats, des enseignants, des médecins blacks et dans le même temps plus de noirs en prison à Manhattan qu’inscrits à l’université, des Rodney King par centaines de milliers. De même, les Etats-Unis ont connu à la fois l’émergence d’une génération d’hommes politiques noirs, affirmant leur foi dans le rêve américain tout en voulant lui redonner une consistance effective et dont l’élection de Barack Obama à la magistrature suprême fut l’aboutissement, et aussi Malcom X, les Blacks Panthers, la Nation of Islam. En France, avec retard, nous voyons émerger des figures similaires dans le monde de la politique, du spectacle, des affaires, de la recherche et de l’université et nous avons également notre lot de paumés, de marginaux, de déclassés, de délinquants, nos groupuscules salafistes. Mis à part le Klu Klux Klan et la frange ultra conservatrice des Républicains, personne aux Etats-Unis ne considère que les noirs soient en soi, par essence, un problème. Le débat se partage entre ceux qui considèrent que la priorité passe par le respect des règles communes, que la liberté dont jouit chaque individu en théorie a pour corollaire la responsabilité dont il doit répondre pour les actes qu’il commet et ceux qui considèrent qu’il ne saurait y avoir de liberté et de responsabilité complètes sans une égalité réelle équivalente entre les individus et que la répression nécessaire du comportement de certains ne saurait exonérer les pouvoirs publics de mettre en œuvre des politiques susceptibles de faire reculer les inégalités.

Or, en France, actuellement, de plus en plus de responsables politiques et de décideurs publics ont tendance à considérer que nous sommes confrontés à un problème de compatibilité entre l’Islam, les musulmans et la République, bien avant la question de l’explosion des inégalités et d’un avenir qui se bouche de plus en plus pour un nombre croissant de nos concitoyens. C’est cela que l’on pourrait qualifier de lepénisation des esprits. Celle-ci ne touche pas que les rangs de l’extrême-droite. Elle contamine de plus en plus les rangs de la droite traditionnelle. Quant à la gauche, une bonne partie d’entre elle semble tétanisée par ce phénomène et pour cause, la bonne conscience ne suffit plus à contrebalancer un abandon progressif et substantiel de sa volonté de changer l’ordre des choses et à inverser sa soumission progressive à la doxa économique et sociale des classes dirigeantes. Et, quand, par exemple, le Premier Ministre déclare devant la presse le 20 janvier 2015 qu’il existe en France « un apartheid territorial, social et ethnique », il en tire comme seule conséquence qu’il convient au fond de ne rien changer. Pire, même, le budget présenté en 2016 réduira encore plus les moyens de l’intervention de l’Etat et des collectivités locales pourtant traditionnellement considérée comme un des leviers les plus puissants pour réduire les inégalités.

Il existe pourtant de nombreux facteurs d’espoir dans notre société. Le plus important concerne les Français. Leur sociabilité concrète, réelle, est en parfait décalage avec le discours idéologique dans lequel ils baignent et qui tend de plus en plus à structurer leur imaginaire. C’est pourquoi il convient d’engager la bataille sur le terrain des idées. Une bataille idéologique qui se donnerait comme premier objectif de combattre les peurs et les fantasmes en remettant l’égalité au cœur du débat public, comme un préalable à toute possibilité pratique de changer demain les politiques qui depuis trop longtemps ont échoué dans notre beau pays et sur notre continent.

 

 

Posted on September 26, 2015 .